Attention aux medicaments du lendemain

SIDA

La décision du Ministre de la Santé Bernard Kouchner, en permettant à n’importe lequel d’entre-nous d’aller trouver son médecin et de lui demander de commencer immédiatement un traitement de prévention du sida par la trithérapie, affecte quelque peu le professeur François Bricaire, chef de service des maladies infectieuses de l’hôpital de la Salpêtrière. Bien qu’elle reste prudente dans son expression et qu’elle définisse relativement clairement le cadre et les modalités de son application, cette mesure semble un peu hâtive. Il était certes nécessaire, compte tenu des avancées de la médecine dans le traitement du sida, d’envisager une prise en charge encore plus précoce des séropositifs. En ce sens, la décision de Bernard Kouchner paraît sage. Il n’y a objectivement, en effet, aucune raison de s’opposer à ce qu’on élargisse l’accès à une thérapeutique d’urgence réservée jusque-là aux équipes médicales contaminées par accident. Une étude du réseau national de santé publique sur un nombre de personnes déjà traitées est en cours d’achèvement en France, ainsi qu’un programme de traitement pilote aux Etats-Unis. Mais leurs conclusions n’ont pas encore été rendues. Il semble que le ministre ait voulu répondre à une pression très forte de certaines associations de lutte contre le sida. Une réflexion plus large aurait peut être dû être envisagée, avant de mettre les praticiens devant le fait accompli.

Depuis pratiquement les premières années de l’épidémie, dès que la thérapeutique antirétrovirale a eut avec certitude, des effets, le personnel médical a pu bénéficier de cette procédure de traitement immédiat. Mais à l’époque, les médecins étaient incapables d’apprécier convenablement l’efficacité de ce traitement. Fallait-il le prescrire impérativement ou bien uniquement dans des conditions particulières ? Suffisait-il de prescrire simplement de l’AZT ? Pendant combien de temps et à quelle dose ? Progressivement, et avec l’arrivée de nouveaux antirétroviraux très actifs, les spécialistes se sont rendus compte de l’intérêt imminent de cette prophylaxie. Le CDC (Center for Diseases Control) d’Atlanta estime actuellement qu’à condition d’être commencée précocement cette thérapeutique assure une protection qui peut aller jusqu’à 80 %. Le problème désormais va être de généraliser ce type de traitement, en sachant que les médecins n’auront peutêtre pas toutes les données pour évaluer son opportunité.

Circonstance d’urgence

Dans l’esprit actuel, il est question de trithérapie préventive. Mais il n’est pas inopportun de parler également de bithérapie, pour des raisons de tolérance et de plus grandes facilités d’utilisation. Une chose est actuellement sûre : dans cette circonstance d’urgence, il n’est plus question d’utiliser la monothérapie. Ce traitement doit commencer dans les premiers jours suivant le rapport sexuel suspect ou la contamination par échange de seringue ou encore le contact sanguin avec un prélèvement contaminé. La consultation du médecin doit donc être rapide, l’appréciation du risque encouru et la distribution des médicaments également. Pour l’instant, cette thérapeutique exige d’être prise durant une période d’un mois, régulièrement, et de façon absolue. Sinon, non seulement elle ne sert à rien, mais son interruption peut faciliter le développement de résistance au virus. Par ailleurs, les effets secondaires ne sont pas anodins : troubles digestifs, nausées accompagnées éventuellement de vomissements, parfois de fièvre et de réactions cutanées.

Profils des futurs bénéficiaires

La circulaire du Ministre de la Santé précise que cette prophylaxie sera mise en œuvre en cas d’exposition sexuelle à risque dans un couple séro-discordant, à la suite par exemple d’une rupture de préservatif. Ou encore, en cas d’exposition sanguine due à l’échange de seringue avec un toxicomane repéré séropositif. Sur un plan théorique, ce cadre relativement précis facilite la décision du praticien, qui sera seul habilité à évaluer une situation ayant donné lieu à un risque réel. Mais il faut s’attendre à ce que ces médecins soient confrontés à toutes sortes de situations. Ils seront obligés de juger de la bonne foi des patients qui viendront les consulter. Certains affirmeront qu’ils se sont exposés au virus, alors qu’il n’en est rien. D’autres auront peur d’avoir pris un risque, et bien que n’en étant pas certains exigeront par sécurité un traitement. Comment vérifier ces dires ? Nous risquons de nous retrouver dans une situation où une personne qui appelle au secours va recommencer à s’exposer dès le lendemain. Certaines personnes risquent de concevoir ou d’assimiler ce traitement d’exception comme une sorte de « pilule du lendemain ».

La prévention et le préservatif restent de mise

L’annonce brutale de l’existence d’une thérapeutique de prévention accessible à tous, ou à presque tous, risque d’entraîner une confusion dans les esprits et peut avoir des effets pervers. Un certain nombre de personnes risquent de ne plus voir l’utilité de réellement se protéger. Un relâchement des mesures de prévention, des mesures éducatives et des campagnes en faveur du préservatif est à craindre. Il faut absolument l’empêcher ! Il faut aussi expliquer que ce traitement lourd doit rester exceptionnel, et qu’il ne peut être confondu avec un traitement anticonceptionnel du lendemain.

Beaucoup de questions ?

Le praticien, parfois simple médecin traitant, devra décider en son âme et conscience de prescrire une thérapeutique qui coûte cher - environ 5 000 francs par mois -, en sachant qu’il prend le risque de la distribuer de façon débordante. Comment les pharmaciens des hôpitaux vont-ils gérer leurs stocks de médicaments, en ces temps où l’on a besoin de faire des économies plus que des dépenses ? Le problème de la surveillance de la prise de ce traitement va bien entendu se poser de manière accrue. Quand on sait qu’un certain nombre d’infirmières, pourtant très motivées, l’abandonnent parce qu’elles le jugeaient trop difficile à supporter, qu’adviendra-t-il d’un SDF ou d’un toxicomane peu respectueux de l’obéissance à une prescription s’il jette son traitement au bout de quarante-huit heures ? Ou encore d’une personne qui décidera de prendre tel médicament et pas tel autre qui lui donne des nausées ? Il existe par ailleurs un marché noir des antirétroviraux. Comment être sûr que le patient n’en fera pas commerce ?

Et encore des problèmes !

On estime actuellement que 2 000 à 6 000 personnes sont contaminées chaque année en France. En agissant vite, peut-on éviter qu’un grand nombre d’entre elles développent le sida ? Est-il imaginable d’éradiquer à jamais le sida ? En exerçant une pression à grande échelle sur le virus du sida, ne va-t-on pas faciliter l’apparition de souches résistantes ? Les recherches du docteur David Ho, aux Etats-Unis, ainsi que celles qui sont menées en France, démontrent qu’en prescrivant des antirétroviraux très tôt après une contamination, on inhibe le virus. On réduit la charge virale au moment où elle est très forte, soit au moment de la primo-infection. Si les progrès en ce domaine se poursuivent, on peut incontestablement imaginer réduire le risque de nouvelles transmissions. Il est évident qu’en agissant immédiatement sur un agent infectieux qui pénètre dans l’organisme on s’octroie davantage de chances de l’éradiquer, de l’empêcher de nuire et de l’empêcher de se multiplier. L’effet de cette thérapeutique est jugée sur la non-positivité de la sérologie des patients traités, au bout de deux à trois mois. Mais là encore, il faudra mettre en place des sérologies de contrôle qui coûteront chers et qui soulèveront encore bien d’autres problèmes...

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